Entre la terre de Baffin et le Groenland. Dernière traversée.
Quand j’ai regardé l’anémomètre pour la dernière fois, il indiquait 43 nœuds de vent apparent. Comme nous étions au grand largue, il fallait rajouter quelques nœuds pour connaître le vent réel et l’indiquer sur le journal de bord.
J’ai laissé 43 nœuds. Au-delà de 45, tout cela ne me regarde plus, je ne fais pas partie de ces éléments-là, ils ne sont pas dans mon monde, ils n’existent plus.
D’ailleurs, à la fin de mes quarts suivants et pendant deux jours, je n’ai plus regardé l’anémomètre, je n’ai plus noté le vent, j’ai bien vu qu’il n’avait pas faibli, bien au contraire.
Nous avions bien essayé de nous mettre à la cape, au moins pour passer la nuit, si sombre qu’il nous était impossible de voir les icebergs. Mais la trinquette, la petite voile avant, a tenu la cape quelques secondes, plus elle s’est déchirée. Alors nous avons continué en espérant qu’aucun iceberg ne traverse notre route.
Je n’ai plus regardé derrière le bateau. Quand je sortais du carré pour prendre la barre, je baissais la tête le temps de me retourner. Devant déjà, les vagues ressemblaient à des immeubles, la mer était grise, parfois blanche, se recouvrait elle-même par une épaisse couche horizontale. Elle s’invitait parfois brusquement dans le cockpit, jamais du même endroit.
A chaque début de nuit, il neigeait.
Le Baloum, imperturbable, avançait.
Panorama du froid : Saint-Paul – Fondation Maeght © Jochen Gerner
Je regardais le baromètre, je ne regardais plus que le baromètre. Il ne cessait de monter, de monter en flèche. Depuis le début, depuis notre départ de Pond Inlet à quatre heures du matin, parce que la houle avait envahi la navy pass et que l’ancre du Baloum avait décrochée et que nous n’étions plus qu’à quelques mètres des rochers, je regardais le baromètre. Tant pis si nous n’avions pas assez de nourriture fraîche, il fallait partir, le baromètre montait déjà. Alors les isobares de pression allaient faire leur travail, le vent allait tomber, et si l’on en jugeait à la vitesse à laquelle il grimpait, il allait tomber d’un seul coup. Il suffisait d’attendre, de tenir.
Seulement voilà, nous avons mangé du Nanoq, heureux d’avoir de la viande rouge, notre seule viande fraîche pour toute la traversée. De l’ours polaire, donné rapidement par le gérant du supermarché de Pond Inlet, pour goûter. Sans savoir comment il avait été coupé, sans savoir comment il avait été congelé. Par contre décongelé n’importe comment, dans les cales du Baloum.
Et l’intoxication a attaqué les muscles. Ils sont devenus lourds, très lourds. À la fin de chaque quart, il fallait lutter pour manger un peu, pour se déshabiller, pour mettre ses affaires à sécher, pour réorganiser sa bannette pour que rien ne touche les parois ruisselantes, pour dormir même si le fond du duvet était trempé. Et puis se relever, quatre heures, cinq heures plus tard pour prendre son quart. Chercher des chaussettes sèches laissées près du poêle, enfiler le pantalon humide, la veste mouillée, les bottes froides, mais reprendre la barre.
Une barre déséquilibrée par la perte de la voile avant, dure, très dure. Parfois il fallait poser tout son poids, les deux mains sur un rayon, pour tenir le Baloum droit. Les épaules se sont mises à crier, les reins aussi, s’hydrater, s’hydrater encore. Tenter de manger quand même.
Nanoq croisé depuis un van à Katovik
Au bout du troisième jour, le vent est tombé.
Le vent est tombé brusquement et ne prenait plus dans les voiles, il n’appuyait plus sur le Baloum, ne pouvait plus contrer les vagues, impuissant devant la houle qui persiste. Alors le corps n’avait nulle part pour se poser.
En mouvement, en tension, en tensions incessantes qui s’accumulent, épuisent, exténuent. Il faut tenter de préparer à manger, au moins une fois par jour. Au moins un plat chaud par jour.
Le moteur ? Impossible de le redémarrer. De l’eau est rentrée par l’échappement, les soupapes se sont bloquées.
Le capitaine et ses muscles vidés ont pris sur leurs heures de sommeil et ont pompé, et repompé, vidangé, et revidangé, pendant trois autres jours. Trois jours où nous avancions si peu, presque rien. Pendant un quart de nuit, j’ai battu le non-record de quatre miles en trois heures. Ce jour-là, je n’ai pas réussi à m’alimenter.
La cinquième nuit, le vent est revenu, suffisamment. Suffisamment pour apprécier son quart, suffisamment pour apprécier son sommeil. Puis il s’est de nouveau affaibli.
Pendant les derniers cent miles, il faut éviter de faire les calculs suivants : il nous reste 115 miles. Nous marchons à 2,1 nœuds en moyenne… ce qui nous fait un peu plus de 54 heures … deux fois vingt-quatre heures et six heures, soit sept ou huit quarts. Mais il est impossible d’éviter de faire ces calculs. Le moral tombe dans les chaussettes. Humides et froides.
Au bout de trois jours, après deux tentatives, le moteur a redémarré.
Pour les cinquante derniers miles.
Les courants eux ne se sont pas calmés et il a fallu tirer encore des bords. Tirer des bords au moteur. Mais nous avancions.
Nous avons aperçu l’île Disko.
Nous l’avons contournée.
Nous sommes arrivés à Aassiat au petit matin du septième jour.